L’intervention sur la ville ancienne est confrontée au foisonnement des situations qui caractérise le tissu urbain tant par ses formes que par ses fonctions : l’architecte du patrimoine doit disposer des capacités d’appréciation dans le domaine de l’urbanisme qui lui permettent d’agir en concertation avec les partenaires institutionnels pour promouvoir la conservation et la mise en valeur de la ville. L’enseignement magistral seul, dans ce type de situation, n’est pas adapté aux formations courtes et spécialisées en urbanisme. La part de l’expérimentation doit être vécue dans la confrontation, sur le terrain avec les édifices, leurs occupants et les institutions.
De ce fait, dès mes premières interventions à Chaillot, en 1994, j’avais organisé directement, le cours sur les « établissements humains », en atelier-laboratoire autour d’un quartier. Cette formule ouvre l’enseignement sur l’ensemble des questions posées sur la ville et forme les architectes au travail partagé, ce qui est le fondement de l’atelier d’urbanisme. Cette formule a l’avantage d’assurer une mise à niveau des enseignants entre eux, à partir d’’approches multiculturelles ; largement développée depuis cette époque, l’atelier a été mis en œuvre avec succès au Cours de Damas.
L’analyse urbaine et le sens de la décision
L’enseignement de l’analyse urbaine se double de la formation au sens de la décision, en termes de protection et de mise en valeur du patrimoine. On constate, assez souvent, que l’architecte, quelle que soit son origine culturelle, est très mal à l’aise pour déterminer une formulation du devenir d’un lieu vécu, voire réglementer la protection du patrimoine. L’analyse, les études et le débat doivent s’inscrire dans la conviction que la présence du substrat historique, la qualité architecturale et l’organisation complexe de la ville sont des atouts pour la société et l’une des facettes modernes du projet de ville.
À Damas, dans les quartiers qui ont gardé leur homogénéité jusqu’à la fin de l’époque ottomane, on peut penser que tout relève du patrimoine, tant l’interaction entre les édifices est grande. L’enseignement consiste à offrir méthodes et connaissances pour intervenir avec discernement à la manière d’un « détective » pour reconstituer notamment ce qui à pu appartenir à une demeure, ou plusieurs demeures successives, mais aussi préserver le tissu urbain vernaculaire sans lequel l’architecture monumentale perdrait tout son sens. Ce même tissu urbain peut résulter d’une somme de vestiges plus ou moins lisibles. L’atelier se justifie pleinement pour réaliser cet apprentissage.
L’étudiant est parfois saisi d’un grand doute, face à l’ampleur de la tâche : une partie du centre de Damas a été très touchée par l’organisation urbaine des cinquante dernières années, ce qui fragilise notamment les faubourgs et les parties du centre ancien en contact avec les espaces routiers et les grands ensembles. Le patrimoine architectural est très dense. Les questions de l’habitabilité et de nouvelle affectation se posent pour restaurer les grandes demeures et restituer leur unité et leur morphologie.
L’énoncé d’un plan de sauvegarde reste donc un moment difficile de l’achèvement de l’atelier, parce qu’il exige un acte d’autorité, mais il reste essentiel pour l’architecte du patrimoine qui transforme l’analyse et les connaissances en projet urbain.
Qanawât, un îlot représentatif
L’îlot « étudié » comporte le témoignage des principales composantes de l’histoire urbaine ancienne et moderne :
- Un îlot structuré, alvéolé par les cours, assez régulièrement, composé de grandes demeures,
- Un effacement partiel de la morphologie du bâti monumental, par remembrement et surtout démembrement,
- La mutation de l’extrémité ouest de l’îlot par la construction d’immeubles dans les années 1930,
- Une grande dégradation des immeubles notamment par l’abandon de l’entretien des terrasses en terre,
- Des transformations spontanées par l’occupation de cours, les fermetures des salons ouverts que sont les iwans, les surélévations et la tendance à « extérioriser » le bâti sur les grandes cours par une multiplication des baies percées sur rues,
- Les arrachements du bâti perturbent la cohérence de l’îlot suite à l’élargissement d’une des voies, opération sans couture du tissu urbain.
Enfin, l’îlot est bordé sur deux fronts bâtis par une rue piétonne et sur les autres façades par des axes de transit ou de desserte.
L’atelier a pu faire l’approche du site avec méthode, en tentant de reconstituer les entités qui ont structuré l’espace à l’époque faste de l’architecture ottomane. La manière de traiter le front bâti issu du passage de la voie cons- titue l’un des exercices, sujet à grand débat !
La notation fine des références sur le bâti, par fiches d’analyse des immeubles et par croquis, a permis de rendre plus lisible les entités principales, notamment les cours, et les iwans, grands salons d’été ouverts au nord et couverts d’une voûte plus ou moins ouvragée. Le partage des tâches a produit une documentation exhaustive, dont la synthèse a pu être thématisée.
Puis, la reconnaissance de la valeur des lieux s’est traduite par l’esquisse d’un plan visant à sauvegarder, voire à restituer les grandes cours, les cheminements et préserver les iwans et les salons ornés.
Un enrichissement réciproque
Dans le cadre des échanges entre pays, les différences culturelles amplifient la diversité des approches. Chaque thème appelle des débats fondateurs sur la nature du patrimoine. Le partage entre les cours de Chaillot et de Damas a rendu le travail plus exigeant : interrogations, notamment sur l’histoire, la datation, les usages, les modes constructifs. Ce niveau d’étude, donne la mesure de l’importance des échanges avec les historiens, les archéologues et les ingénieurs de villes.
On retrouve à Damas, dans une certaine mesure, ce que l’on a vécu dans les grandes cités européennes lorsque les modes d’occupation ont changé : nombre d’édifices presque à l’abandon maintenus par des changements d’usage ont été sauvés de la destruction. La réhabilitation des immeubles peut se cristalliser ensuite autour de programmes exemplaires. Ainsi, l’architecte du patrimoine démêle l’écheveau pour éclairer les édiles et déterminer les assises du renouveau de la ville ancienne ; le secteur sauvegardé constitue alors le programme de mise en valeur.
Bernard WAGON
Architecte urbaniste